Le deuil
Inde, 17 mai 1980
J’ai cinq mois depuis peu.
Il fait déjà chaud en cette matinée de printemps dans cette ville du nord de l’Inde. Nous sommes sorties avec maman et grand-maman pour nous rendre au marché. Nous devons acheter quelques bananes, de la farine et du riz pour les repas de la semaine. Les rues sont envahies par la poussière, le brouhaha, les couleurs et les odeurs. Les passants se bousculent, les vaches et les chiens errants se fraient un chemin au milieu de la circulation, et je regarde d’un air amusé cette chèvre blanche qui semble me suivre.
Je me sens bien dans les bras de maman ; j’aime jouer avec ses cheveux ou son collier. Elle est douce et elle sent le jasmin, sa voix me rassure et ses chants m’apaisent. Elle me montre un chien au hasard et essaie de m’apprendre à parler. Elle le désigne du doigt : « kutta* » ! On m’a parée de petits bracelets scintillants et colorés et on m’a appliqué du kajal* sous forme d’un petit point noir sur mon front. Il paraît que cela éloigne le mauvais œil. Ici, les bébés filles ne sont pas les bienvenues, mais maman est heureuse de m’avoir gardée auprès d’elle. Elle vient juste de fêter ses seize ans…
Mon papa, je ne l’ai jamais vu, peu importe. Maman, elle, elle sera toujours là pour moi ! Pourtant, je ne la vois pas beaucoup, c’est grand-maman qui s’occupe de moi lorsqu’il fait jour. Elle me dit souvent : « maman arrivera bientôt », en me berçant lorsque je pleure pour la faire revenir… sans résultat. Grand-maman incarne aussi une force tranquille qui m’apaise. Je viens d’une lignée de femmes fortes et résilientes ; je ressens déjà cette force grandir en moi.
Je ne sais pas où va maman lorsque je dors encore le matin, mais elle finit toujours par revenir. Il fait souvent nuit à son retour. Malgré la fatigue qui se dégage de son corps, elle m’offre plein de tendresse. Des câlins, des baisers et de la douceur… des instants qui rythment toutes nos soirées. Dans la pénombre, je profite de ces moments paisibles à ses côtés, bercée par le rythme de son cœur et ses chansons murmurées à mon oreille. Je tète encore son sein, car nous n’avons pas beaucoup de nourriture et il est important pour moi de prendre des forces, pour devenir plus tard une femme aussi belle qu’elle.
Ce sont des instants magiques, peau contre peau, mes petits doigts jouent avec ses mains et je plonge intensément mon regard dans le sien. Une connexion nous lie à cet instant, un lien invisible qui ne se brisera jamais...
Maman a aperçu des bananes, elle me confie aux bras de grand-maman pour les échanger contre quelques roupies*. Nous continuons notre promenade, au bord de cette route où la circulation semble faire des acrobaties chaque seconde. Elle se tient devant nous. Je la trouve belle avec ses longs cheveux tressés. Elle porte aujourd’hui son sari* bleu roi, orné de broderies dorées sur les côtés. J’aimerais tant lui ressembler, avoir sa beauté, sa douceur et son courage.
Soudain, j’entends des klaxons qui retentissent et je vois un camion peint de mille couleurs éclatantes dépasser un rickshaw*. Il roule vraiment très vite dans notre direction et j’entends un crissement de pneus. Derrière le pare-brise, j’aperçois un chauffeur hagard, dissimulé par les décorations de l’habitacle : des colliers colorés de fleurs en tissu et une statuette de Ganesh*. Je sens que quelque chose ne va pas.
C’est alors que j’entends un choc violent et que je vois les gens hurler et courir partout autour de nous. Brusquement, grand-maman me serre fort dans ses bras, tellement fort, beaucoup trop fort… puis elle me lâche, tombe à genoux et se met à hurler également.
Et moi, je suis pétrifiée…
Que vient-il de se passer ?
À cet instant, mon monde s’est figé, mon âme s’est fracturée, emportant avec elle une partie de ma vie. Je ressens un énorme vide, comme si le sol s’ouvrait sous mes pieds et m’engloutissait… Je ne le sais pas encore, mais ce vide m’accompagnera tout le reste de ma vie.
Je vois maman couchée par terre, immobile, dans une position étrange. Ses beaux cheveux noirs sont entourés d’une grande flaque rouge.
Malgré cette sensation de peur qui m’envahit, j’aperçois à nouveau la petite chèvre blanche qui m’intriguait tant tout à l’heure… Peut-être est-ce un signe du destin, il me reste à découvrir lequel.
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[1] Kajal : pâte noire fabriquée de manière artisanale pour enlaidir symboliquement l’enfant et ainsi éloigner le mauvais œil
[2] Rickshaw : véhicule tricycle à propulsion humaine ou mécanique, destiné au transport de personnes et de marchandises.
[3] Ganesh : dieu à tête d'éléphant dans la religion hindoue. Il est comme une divinité bienveillante et aimante. Il est connu pour sa sagesse, son intelligence et son amour inconditionnel envers ses dévots.
L'abandon
Bettiah, Inde, 18 mai 1980
En l’espace d’une seconde, j’ai été déposée sur le sol. Je suis seule. Que s’est-il passé ? Je sens que quelque chose ne va pas et je ne comprends pas pourquoi un sentiment de peur et de vide m’envahit une fois de plus. Je pleure et j’attends qu’on vienne me rechercher. Je pleure encore et encore en espérant un retour improbable, mais mes larmes n’ont aucun impact, personne ne réapparaît.
Le grillage que j’observe depuis bien trop longtemps s’ouvre enfin et des bras inconnus me soulèvent du sol. Une nouvelle vie va commencer pour moi… sans amour, sans repères, sans maman, sans famille.
Je commence à comprendre que je garderai gravée dans mon âme à tout jamais la brutalité de cette séparation, l’incompréhension de cet acte et le traumatisme d’avoir été abandonnée dans un endroit inconnu sans aucune explication.
Que s’est-il passé pour que finalement l’on se dise : « Elle n’en vaut pas la peine ? », « Je n’ai pas le courage ? », « Je n’ai pas les moyens ? » Qui a douté, qui a forcé cette décision ?
Je n’ai certainement pas été assez sage. J’ai sûrement trop pleuré lorsque maman a disparu. Tout cela est ma faute. Me laisser mourir ou survivre, je dois maintenant choisir. J’ai décidé de survivre. De me battre. De m’adapter pour faire face à ce traumatisme que l’on m’a imposé.
J’ai décidé de survivre et je m’en souviendrai à chaque obstacle que la vie dressera sur mon chemin.
Les orphelinats
Bettiah, Inde, mai 1980
Je pleure tous les jours pour qu’on vienne me rechercher. J’ai besoin qu’on me câline, j’ai faim, j’ai peur. J’ai probablement six mois, d’après l’infirmière de l’orphelinat. « Tu as été abandonnée par amour et tu as de la chance d’avoir été trouvée ici. On te trouvera un nouveau prénom… une date et un lieu de naissance… »
C’est ce qu’ils disent…
Ici, on m’appelle « Nanhi* ». Je ne reconnais pas ce prénom, ce n’est pas moi ! On m’a laissée quelques mois pour m’habituer à mon nouvel environnement, aux pleurs et à la souffrance des dizaines d’autres enfants qui partagent mes journées. Nous (sur)vivons dans nos petits lits à barreaux en métal blanc, alignés comme dans un hôpital.
Entre orphelins, nous nous comprenons sans même nous parler. Nous sommes tristes et impuissants, nous ne pouvons qu’attendre, vivre au jour le jour et nous acclimater à cet environnement inconnu.
Certains ne veulent pas rester là. Ils nous l’ont fait comprendre avant de s’en aller. La solitude et le manque d’amour leur sont insupportables. Alors, un à un, ils rejoignent les anges et les dieux. Ils mériteront une vie plus douce… dans la prochaine.
Les femmes qui s’occupent de nous semblent dresser une barrière émotionnelle volontaire entre nous et elles. Même si je ne comprends pas vraiment pourquoi, elles s’accommodent de cette distance.
Pas de bras réconfortants ni de paroles sécurisantes ici. Je n’ai pas de « doudou » rassurant, pas d’odeur apaisante pour me rappeler celle de maman. Plus d’instants de douceur, plus de peau contre peau, plus d’intimité avec son sein.
Je dois apprendre à boire dans un gobelet rapidement, parce qu’il n’y a pas suffisamment de biberons. On me demande sans cesse d’arrêter de pleurer aussi. J’ai dû apprendre à faire taire mes angoisses, à grandir trop vite et à me stimuler seule pour survivre. Comment trouver la force de continuer à vivre dans ces conditions ?
Je regarde, intriguée, cette énorme cicatrice sur ma toute petite jambe. Un souvenir douloureux de la disparition de maman… une marque, gravée dans ma chair à jamais, en signe de rappel d’une blessure, une de plus. Je ne suis certaine que d’une chose : c’est ici qu’on m’a abandonnée et c’est ici qu’on m’a blessée...
Malgré tout, je me suis habituée à ce nouveau lieu de vie, je commence même à m’y sentir enfin « chez moi ». Je joue parfois avec les autres enfants. J’ai appris à reconnaître le visage des femmes vêtues de blanc, parées de bijoux sobres et austères en forme de croix, qui s’occupent de moi.
Je commence à manger avec mes doigts des plats aux saveurs épicées. À l’ombre des manguiers, j’ai fait mes premiers pas, personne ne m’a applaudie. Je commence à parler, personne ne s’en réjouit. On me fait poser pour quelques photos, on me dit qu’il faut sourire… mais je n’en ai pas envie.
Une petite fille nommée Alisha commence à jouer avec moi. Je partage mon lit avec elle et lorsqu’elle pleure, je me rapproche et j’essaie de la rassurer. Un matin, Alisha est partie. J’ai ressenti, une fois de plus, ce vide immense. On m’a dit qu’elle était partie... pour trouver des parents.
C’est ce qu’ils disent...
Moi aussi, j’aimerais retrouver les miens...
Delhi, Inde, juillet 1981
Il fait une chaleur insoutenable. Après des heures de voyage dans une camionnette transportant des orphelins plus âgés que moi, j’arrive dans un nouvel endroit où vivent d’autres enfants tristes et perdus. À nouveau, il y a de grandes personnes inconnues, des locaux inconnus, des lits inconnus.
Combien de fois faudra-t-il que je choisisse entre m’adapter ou mourir ?
Comment m’appelle-t-on désormais ? Peu importe, on me nommera bien assez vite pour des besoins administratifs. Ainsi, je pourrai partir définitivement pour une « vie meilleure ».
C’est ce qu’ils disent…
C’est quoi « une vie meilleure » ? Meilleure par rapport à quoi ? Meilleure pour qui ? Meilleure pourquoi ? Pour moi, une vie meilleure, c’est retrouver les bras de maman... simplement.
Après quelques mois à m’adapter tant bien que mal à ce nouvel environnement, on me dit adieu à nouveau. On m’amène dans un endroit très bruyant où volent de grands oiseaux blancs. Moi, je pense naïvement que je vais encore aller dans un lieu inconnu plein d’enfants inconnus, mais cette fois, cela sera bien plus compliqué.
J’ai une année et demie et je ne le sais pas encore, on va maintenant me déraciner…
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[1] Bébé fille en hindi
Le déracinement
Genève, Suisse, 28 août 1981
On m’envoie à des milliers de kilomètres, en espérant que j’y sois suffisamment heureuse et reconnaissante pour intégrer tous les traumatismes que j’ai vécus et toutes les choses que l’on m’a arrachées : mon histoire, mes origines, mes racines, ma culture, la possibilité de retrouver ma famille aussi.
Le temps semble suspendu dans ce long couloir flottant au-dessus des nuages. Je ne peux ni courir ni bouger, seulement attendre. Les minutes deviennent des heures… mais je ne suis pas seule. D’autres enfants sont là, et nous jouons ensemble, un peu entre deux mondes.
Toujours sans comprendre où je vais, on m’habille comme une jolie poupée et me porte jusqu’à un endroit froid, triste et gris. On me présente à un homme et une femme qui m’ont l’air un peu pâles… ils doivent, eux aussi, avoir froid. Ils sont habillés étrangement, et une fillette de cinq ans les accompagne. Elle ressemble beaucoup aux enfants qui étaient dans l’endroit que je viens de quitter mais pas les grandes personnes…
Que fait-elle avec eux, ici ?
Ils ont apporté une banane pour le goûter, comme si cela allait me réjouir de retrouver un fruit « connu »… avec pourtant une saveur inconnue. La dernière fois que j’ai mangé une banane… maman a disparu. Comment leur faire comprendre que j’ai peur tout le temps depuis cet instant ?
Je n’ai qu’une envie… retrouver un lieu rempli d’enfants aux cheveux et aux yeux noirs, des odeurs de chai*, des couleurs éclatantes, de la nourriture que je reconnaisse, un climat chaud et humide. Je vais m’y habituer...
C’est ce qu’ils disent...
Je me sens perdue, j’ai froid, je me sens mal à l’aise dans cette robe bleu ciel et ses petits chiens blancs ridicules. J’ai envie de hurler, de faire demi-tour et de pleurer. Et que racontent-ils ? Je ne comprends rien, à part leurs jolis sourires que je n’ai pas envie de leur rendre. Pourtant, ce sont mes parents, on me l’annonce fièrement ! Ils ne me ressemblent pas… faut-il vraiment que je fasse semblant d’y croire ?
Cette femme au parfum inconnu veut tout le temps me câliner et me demande de l’appeler maman. Je veux bien essayer, mais il y a quelque chose qui sonne faux dans ce mot. Quelque chose que je ne comprends pas encore.
Ils me déposent dans des bras inconnus et me disent des choses que je ne comprends pas vraiment : « Sois courageuse, tu vas vite oublier. », « Le passé ? Mieux vaut ne pas y penser. »
On dit que mes nouveaux parents sont très heureux. Que leur joie finira par me rendre heureuse, moi aussi. « Tu as de la chance, ils t’ont choisie. Sois sage… et tais-toi. »
C’est ce qu’ils disent…
Et en effet, je me suis tue.
J’ai décidé de me taire, jusqu’à ce qu’on m’explique pourquoi. Pourquoi ne suis-je qu’une petite chose qu’on transporte de bras en bras, d’orphelinat en orphelinat, de région en pays… sans explication que je puisse comprendre. Tant qu’on m’obligera à m’habituer à vous, puis à me détacher de vous, je me tairai. Ainsi, je suis restée muette jusqu’à ce que je me sente suffisamment aimée, suffisamment en sécurité. Que je me sente une fois pour toutes « chez moi » sans avoir peur de devoir partir, à nouveau.
On prétend que c’est une carence en vitamines qui m’empêche de sourire et de parler. Moi, je sais que c’est juste le fait d’avoir perdu maman, mon pays et mes habitudes qui me rend triste et faible. Après ce deuil impossible à faire, car personne ne semble le comprendre, la vie m’impose un fardeau supplémentaire… Celui d’être l’enfant chanceuse, reconnaissante et exemplaire. Aucune révolte n’a lieu d’être, il n’y a personne à qui en vouloir !
Je m’adapterai, coûte que coûte, pour éviter un nouvel abandon. J’irai jusqu’à changer ma personnalité, devenir cette enfant idéale, parfaite, celle qu’on attendait tant. Je suis source de tant de joie pour ceux qui m’entourent… je devrais être heureuse, moi aussi. Je tenterai de m’en convaincre, année après année. Je serai calme et sage, puisque c’est ainsi qu’on m’aime, apparemment. Et ma vie, je la vivrai avec le peu que j’en sais...
... c’est ce qu’ils pensent.
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[1] Tchaï : thé épicé indien