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Pourquoi Résiliences ?

Par Lekha Gabbarini-Diacon

« Mon histoire n’est pas la leur, mais leurs traumatismes sont les miens. Je me sens moins seule à présent. » 

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Découvrir qui je suis

J’avais besoin de comprendre mon appartenance biologique, sociale et affective afin de construire mon identité.

Image : Guillaume Perret

En préambule à nos témoignages, je désire préciser que je suis bien consciente que chaque situation est différente : chaque enfant réagit différemment, chaque parent est unique, chaque famille l’est aussi. Vous n’avez peut-être pas une vision de l’adoption telle qu’elle a été exposée ici, avec mon point de vue. Cependant, vous y trouverez certainement des similitudes avec votre parcours de vie ou celui des personnes adoptées que vous connaissez…

Pour ma part, durant toute mon enfance, mon adolescence et le début de ma vie d’adulte, je savais que quelque chose n’allait pas au fond de moi, mais je n’ai jamais su de quoi il s’agissait vraiment. Grâce à Résiliences, je suis sortie de cette phase de déni en me confrontant aux blessures de mon passé. Je me suis brutalement rendu compte que je ne savais pas qui j’étais…

Cette authenticité, que j’avais cachée durant de longues années, j’ai ainsi pu la dévoiler avec Résiliences. J’ai maintenant le courage de me montrer telle que je suis, en exposant les réflexions que j’ai menées durant plus d’une année par rapport à l’art et à l’adoption. Ce Projet est aussi pour moi un processus thérapeutique.

La première raison pour laquelle j’ai entrepris ce Projet, c’est la réactivation permanente d’un traumatisme d’abandon auquel je suis confrontée depuis toujours dans mes relations. La seconde raison, c’est le besoin de faire un deuil ; celui de ma mère biologique et de ma vie passée en Inde. La troisième raison est la colère ; toute ma vie, j’ai ressenti ce sentiment, et je n’ai jamais vraiment réussi à comprendre pourquoi il me poursuivait, alors que j’avais « tellement de chance de vivre ici ».

Les prochaines étapes pour moi sont l’acceptation et la reconstruction. Elles débutent avec ce Projet. Je me rends compte que j’ai changé ma façon de voir les choses depuis que j’ai entrepris Résiliences, même si je ne suis pas encore tout à fait apaisée, je suis tout de même différente.

La perte d’identité

 

Inconsciemment, j’ai ressenti toute ma vie le besoin de me situer par rapport à un passé, à une histoire, à un désir fondamental de connaître ce qui concerne ma naissance et ma filiation. J’avais besoin de comprendre mon appartenance biologique, sociale et affective afin de construire mon identité. J’ai réalisé que pour ressentir un sentiment de filiation, il faut plus qu’un enfant en manque de parents et des parents en manque d’enfant…

Pour commencer à pouvoir parler de mon abandon, j’ai donc dû me plonger dans mon dossier d’adoption, ou du moins le peu qu’il contenait. Je n’ai aucun certificat de naissance, aucune filiation biologique officielle… En relisant les documents qui y figuraient, j’ai fait face à certaines réalités qui ne m’avaient jamais perturbée jusqu’alors.

  • J’ai été proposée à l’adoption à mes parents en avril, et en août de la même année, j’arrivais déjà en Suisse. Quelle rapidité pour une démarche que l’on prétend longue et fastidieuse…

  • Sur mon passeport, mis à part le nom de mes parents adoptifs, ma vie ici débute par un énorme mensonge. Même au niveau administratif, « je suis un mensonge ». On m’a donné un prénom afin d’établir mon passeport. Je ne suis jamais née dans la ville mentionnée non plus… et encore moins à la date qui est inscrite…

  • Une autre chose qui m’a interpellée, c’est la « valeur » de ma vie… Une « facture » écrite à la main sur une feuille blanche ; frais d’avocat, frais de notaire, frais de passeport-visa, et billet d’avion.

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Un petit mot a été remis à mes parents adoptifs qui leur demandait de ne pas parler des autres enfants arrivés en même temps que le leur… étrange ! Pourquoi est-ce allé si vite dans mon cas ? Comme seule preuve de ma vie, avant celle d’ici, je dispose d’une lettre manuscrite de l’orphelinat devant lequel j’ai été abandonnée. Il annonce à l’Association par laquelle je suis arrivée en Suisse que j’ai un an et demi, et que je suis éligible à l’adoption. Je ne nie pas le fait que mes parents aient complété énormément de documents pour me permettre une vie plus confortable ici… j’ai même une certaine reconnaissance envers leur détermination. Cependant, en continuant mes recherches, je me suis rendu compte que, tout comme moi, beaucoup d’autres personnes adoptées n’ont aucun moyen de retrouver leurs parents biologiques. Cela rend une recherche d’origine impossible, et la construction de nous encore plus.

Ces indices m’ont fait réfléchir sur les adoptions internationales largement pratiquées dans les années où nous sommes arrivés en Suisse… et je n’étais pas au bout de mes surprises.

Des traumatismes réactivés

 

Mon traumatisme de l’abandon a ressurgi à la suite d’une séparation qu’on m’a imposée de façon brutale et sans autres explications valables. Je n’aurais probablement jamais commencé le projet Résiliences si je n’avais pas à nouveau été confrontée à cette ancienne blessure que j’avais enfouie au plus profond de moi. Revivre ce traumatisme de l’abandon m’a fait me questionner et me demander ce que je pouvais entreprendre pour surpasser cela. J’ai alors commencé à analyser mon parcours et à me documenter sur les traumatismes provoqués à la suite d’un abandon.

Par cette analyse j’ai compris beaucoup de mes réactions. J’ai aussi réalisé la difficulté d’être en relation avec une personne ayant vécu un abandon ; de vivre avec quelqu’un qui doute en permanence de la légitimité de son existence… mais également de la place qu’elle a dans une famille ou une relation. J’ai réalisé la difficulté qu’avaient mes partenaires à satisfaire mon besoin insatiable de reconnaissance et d’attention. J’ai compris d’où venait mon besoin de tester leur amour sans répit.

J’ai appris à comprendre et à apaiser les émotions qui me submergent lors d’un départ, événement que je vivais comme un abandon à chaque fois, malgré moi. J’ai réalisé à quel point c’était douloureux pour l’autre d’être spectateur de mes angoisses et de ne pas comprendre comment les apaiser. Je sais maintenant aussi à quel point je pouvais être complètement en contradiction dans mes réactions, soit trop attachée, soit trop distante. Comme beaucoup de personnes adoptées, j’ai entrepris diverses thérapies afin de comprendre ce sentiment que l’on dit d’abandon… elles m’ont toutes, plus ou moins, ouvert des portes. Elles m’ont surtout fait comprendre que je ne pouvais pas revenir sur le passé, mais que je pouvais en faire une force pour le présent.

Les mesures que j’ai entreprises jusqu’ici pour combler cette absence de connaissance de mes origines n’ont pas vraiment eu de succès. Malgré toutes mes entreprises, j’ai toujours ressenti un énorme vide à ce propos. Il fallait donc que j’entame un processus de guérison par moi-même…

Un deuil à faire

Comment faire un deuil quand personne ne nous comprend ? Quand tout le monde nous dit : « on t’a donné l’occasion d’avoir une vie plus heureuse ailleurs » ? Passer par cette étape de deuil était un moyen de pouvoir tourner la page sur mes blessures primitives, mais personne ne m’a accompagnée dans ce processus. Il y a plusieurs moyens de faire le deuil et pour moi cela devait passer par l’écriture.

Mon abandon a engendré en moi un malaise qui ne s’est pas manifesté de façon bruyante, mais qui m’a laissé une cicatrice émotionnelle. Depuis le jour où l’on m’a abandonnée devant la porte de cet orphelinat, mon enfant intérieur a hurlé pour qu’on revienne le chercher. On peut dire que j’ai fait partie des adoptés conciliants qui n’ont jamais fait de vagues… cependant, j’ai toujours été triste intérieurement.

J’ai alors commencé à écrire tout ce que je ressentais. C’est à ce moment-là que j’ai écrit le chapitre de cet ouvrage « paroles d’enfant ». Écrire est une habitude pour moi, je le fais quasiment tous les jours depuis trente ans… J’ai essayé d’exprimer ainsi mon sentiment de mal-être et j’ai essayé d’en déterminer les causes. Étant donné que je n’ai aucune certitude de ce qui s’est passé dans ma vie avant mon adoption, je l’ai relaté sous la forme d’un récit… Des faits qui ne sont pas entièrement inventés, étant donné que la plupart d’entre eux ont ressurgi sous forme de souvenirs lors d’une séance de thérapie.

Au fond de moi, il y avait depuis toujours cette lutte permanente entre l’espoir que ma mère biologique revienne me chercher et le besoin de devoir faire son deuil. C’est comme si j’avais attendu toute ma vie qu’un fantôme s’excuse de m’avoir abandonnée, qu’il exprime des regrets et me ramène en Inde. Cela m’a contrainte à m’interdire d’intégrer cette nouvelle vie et à renoncer à l’amour que j’aurais pu recevoir des autres. Pour pouvoir autoriser les autres à m’aimer et pour m’enraciner ici, je devais accepter, enfin, que personne ne viendra jamais me rechercher. J’ai réalisé avec Résiliences que je devais tout simplement accepter ce qui m’était arrivé, et surtout arrêter de lutter sans cesse. J’ai pensé très longtemps que cette lutte permanente, cette incompréhension et cette colère étaient mes atouts et que de m’y accrocher me donnait de la force pour avancer… Mais j’ai compris maintenant que dans l’acceptation, on arrive à surmonter beaucoup plus de choses que dans la lutte.

Je suis persuadée que ma mère biologique m’a aimée durant les six mois que j’ai passés avec elle, et qu’elle m’aime encore… Tous les jours, je la ressens au fond de moi, autour de moi… On m’a toujours dit que j’avais des êtres lumineux à mes côtés et je pense qu’elle en fait partie. Elle ne m’a jamais abandonnée en fait, elle est là, à sa manière, pour me guider dans mes choix de vie. Son absence m’a aidée à forger mon côté artistique et à trouver la voie de ma propre résilience.

La colère

Au fil de mes lectures, je me suis interrogée sur le rapport entre mes traumatismes et le développement de ma créativité artistique. Et puis je me suis dit : « pourquoi je n’écris que pour moi ? Je pourrais écrire pour les autres aussi… Je ne dois pas avoir peur de ce que je vis, d’exposer mes craintes et mes émotions. Ce que je vis, des milliers de gens le vivent probablement aussi. J’aime écrire et j’ai le courage d’en parler, c’est déjà un grand pas. 

Lorsque j’ai commencé à écrire mon autobiographie, j’étais en colère… pourquoi m’avait-on fait subir cela ? La perte, l’abandon, le déracinement… J’éprouvais surtout de la colère envers moi-même. J’étais perturbée par des événements qui s’étaient déroulés il y a tellement longtemps, mais je réalisais qu’ils me bouleversaient toujours autant. Ils m’empêchaient de vivre des relations sereines. J’avais cette rage immense en moi et je ne savais pas d’où elle provenait, ni comment l’apaiser. Je n’en voulais à personne en particulier… mais plutôt à moi, de ne pas réussir à la comprendre ni à la maîtriser.

À ce moment-là, je n’étais pas vraiment bien informée sur les effets que peut provoquer un abandon survenu dans la période précoce de l’enfance. Je sentais que j’avais besoin d’écrire à ce propos, d’extérioriser ma colère et de mettre des mots dessus… mais je n’en comprenais pas vraiment les raisons profondes. J’étais la première à être agacée par les gens qui font toujours référence à leur douloureux passé, à me dire qu’ils devraient tourner la page pour avancer. Mais brutalement, je me suis rendu compte que, moi la première, je me voilais la face en faisant croire à tout le monde que mon histoire était bien digérée. Je devais me rendre à l’évidence ; je n’avais jamais pris le temps de m’intéresser à mon histoire ni de la comprendre, vraiment.

J’avais besoin de comprendre ce que mon abandon a provoqué comme vide, mais aussi comme force et comme créativité en moi. Écrire m’a fait du bien, beaucoup de mal aussi… Ce travail d’introspection, je l’avais déjà entamé à plusieurs reprises, dans de nombreuses thérapies. Je pense que de pouvoir y travailler aussi par moi-même, sans être guidée par une personne externe, aura vraiment été bénéfique.

Après avoir commencé à écrire mon histoire, j’ai eu cette idée ; je désirais faire témoigner d’autres personnes adoptées. J’avais envie d’intégrer à leurs histoires un reportage photographique. Il y avait certainement quelque chose de beau à tirer de ce fardeau que nous traînons, et si quelqu’un pouvait le mettre en lumière par la photographie, c’était certainement moi. J’ai donc décidé d’en faire une œuvre participative dans laquelle chaque artiste aurait l’occasion de s’exprimer. Cela m’a donné un objectif, une mission… et j’étais très enthousiaste de pouvoir commencer à y travailler, c’est comme cela qu’est né le projet Résiliences.

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La résilience et l'art

Nos traumatismes ont façonné nos personnalités, mais également nos productions artistiques.

 

La résilience et l'art

Pourquoi ai-je voulu intégrer à ce Projet des personnes pratiquant un domaine artistique ? Le premier message reçu de la vie lorsqu’on est abandonné, c’est en gros : « débrouille toi ». Cela nous a poussés à nous construire nous-mêmes. Les plus chanceux d’entre nous ont réussi à surmonter ce traumatisme en y puisant de l’inspiration, et l’ont utilisé dans un domaine artistique. En tant qu’enfants abandonnés, nous prenons une position particulière en exposant nos œuvres… nous prenons un risque : celui d’être appréciés ou à nouveau rejetés… Par mon travail, je voulais rendre hommage à d’autres artistes qui, tout comme moi, ont vécu ou qui vivent encore ces sentiments liés à l’abandon.

« Les enfants résilients deviennent de grands créatifs, ils transforment leurs blessures en œuvres d’art pour mettre une distance entre eux et leur traumatisme : ils sont souvent écrivains, comédiens ou pratiquent d’autres domaines artistiques. Certains se tournent vers les autres, et s’engagent dans un domaine social ou humanitaire, ce qu’ils veulent avant tout, c’est devenir l’auteur de leur destin. Ce sont des décideurs parce qu’ils n’ont rien décidé de leur enfance ». Boris Cyrulnik.[1]

En tant que personnes adoptées, en créant des œuvres, nous ressentons enfin le sentiment d’avoir une place légitime dans ce monde. De plus, nos œuvres peuvent contenir des révélations quant à nos véritables émotions. Sans vouloir tout analyser, observer le travail artistique des personnes abandonnées, lire nos histoires, nos poèmes, écouter nos compositions musicales, regarder nos photographies, nos dessins et toutes nos autres productions créatives peut être instructif. Ceci peut donner des indices sur ce qui se passe à l’intérieur de nous.

 

L’art vient de façon spontanée et inconsciente, alors composer ou créer quelque chose peut nous permettre de nombreux domaines d’expressions. Nous pouvons utiliser notre art comme un moyen d’extérioriser nos émotions de manière non verbale. Nos traumatismes ont façonné nos personnalités, mais également nos productions artistiques. Je pense qu’il se trouve une personne résiliente en chaque artiste, et en chaque personne résiliente se cache un artiste… Cependant, nous ne sommes pas tous prêts à exposer nos blessures et nos œuvres.

Pour comprendre cela, il faut commencer par expliquer ce qu’est la résilience et pourquoi j’ai voulu tirer un parallèle entre ce concept et nos domaines artistiques.

 

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[1] La nuit j’écrirai des soleils – de Boris Cyrulnik : neuropsychiatre français, il est connu pour avoir vulgarisé le concept de résilience. Ses ouvrages traitent de la capacité de l’humain à se reconstruire après un traumatisme.

Le principe de résilience

La résilience est un phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l’événement traumatique de manière à se reconstruire d’une façon socialement acceptable.

Après un traumatisme, nous pouvons réagir par deux attitudes : soit, nous ruminons notre traumatisme, soit, nous en parlons ou le sublimons pour le transformer en force. Cette capacité permet de ne plus nous soumettre à l’impact du traumatisme et d’en atténuer la douleur psychique. C’est cela le principe de résilience. Même si la résilience n’efface rien, elle permet de supporter les blessures et de continuer à avancer.

Lorsque j’ai commencé ce Projet, plusieurs personnes m’ont demandé pourquoi certains enfants adoptés arrivaient à s’adapter et à surmonter leurs traumatismes, et d’autres pas. Il faut prendre des précautions en parlant d’enfants adoptés ayant « réussi à s’adapter », car bien souvent, ce n’est qu’un masque posé sur leur véritable personnalité…

Notre capacité de résilience ne dépend pas seulement du contexte familial et de l’éducation reçue. La capacité de résilience de chacun est, moitié innée, moitié acquise. En analysant les facteurs propices à la résilience, j’ai découvert qu’ils peuvent être de plusieurs types :

  • Au niveau individuel, on trouve les facteurs suivants : la génétique, la capacité d’autonomie, la faculté d’adaptation, la charge de notre organisme en cortisol, la création artistique, la spiritualité.

  • Au niveau familial, on trouve : la faculté d’empathie des parents, la qualité de la communication au sein de la famille, un environnement sécurisant.

  • Au niveau social, on trouve : la participation à des groupes de parole, l’engagement humanitaire ou le sport.

J’ai compris aussi que la résilience n’est pas un effacement du traumatisme mais une attitude de protection. Une façon de prendre de la distance avec les effets dévastateurs de celui-ci, pour que nous puissions continuer à vivre. Certains d’entre nous avons utilisé cette faculté afin de transformer nos blessures en œuvres d’art.

 
Les artistes

Quel est le parallèle entre l’abandon et nos domaines artistiques ? Il faut comprendre que sans blessures, il est difficile de s’exprimer artistiquement. Si je n’étais pas passée par mes traumatismes, je n’aurais pas développé mon côté artistique ou du moins pas avec la même intention. Dans l’art, on questionne l’autre, on l’interpelle, on le choque ou on le bouleverse, on va chercher dans les profondeurs de son âme pour lui faire vivre des émotions, mais sans connaître son ressenti en retour. Cela me ramène à mon propre vécu, aller chercher au plus profond de moi… mais ne pas avoir de réponse.

Nous avons subi des traumatismes dans la période préverbale[1] de nos vies, cela nous a rendus incapables de mettre des mots sur nos émotions. Pratiquer un domaine artistique peut être une forme d’expression pour nous. Nous avons besoin de formes non verbales d’expression (l’art en général), ainsi nos traumatismes sont transformés et vécus sous forme de sensations et d’images (musique, dessins).

Voici un exemple concret : « L’enfant découvre qu’il peut supporter l’absence de sa mère en créant un dessin d’elle. Cette représentation de sa mère comble ainsi l’absence occasionnée par sa disparition. C’est donc la souffrance du manque de présence de sa mère qui pousse l’enfant à la dessiner. La blessure, provoquée par son absence, devient une contrainte à l’œuvre d’art. » Boris Cyrulnik.

Développer une vocation artistique est donc souvent lié au vécu d’un traumatisme. Je pense que lorsqu’on pratique un domaine artistique, nos blessures exacerbent notre créativité. Chaque élément de notre vie fait partie de nos œuvres, que ce soit l’abandon ou non. Nous ne pouvons pas dissocier notre histoire de nos créations artistiques. Une des meilleures façons de trouver de la stabilité dans notre vie est donc de découvrir et de pratiquer notre créativité. Vous lirez dans les biographies des participants que pour certains, l’art a été le meilleur thérapeute. Pour d’autres cependant, il ne semble pas y avoir un lien direct entre leur pratique artistique et leur abandon…

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[1] Préverbale : il s’agit de la période qui précède l’accès au langage chez un enfant.

La démarche

Nous avons tout de même beaucoup remué notre passé pour que Résiliences puisse voir le jour.

 

La démarche

Les participants au projet Résiliences étaient tous volontaires et ceux qui ont exprimé le souhait de se désister n’ont pas été retenus, même une fois le travail biographique terminé. Au contraire, ceux qui se sont montrés hésitants ont été encouragés à ne pas participer. Chacun devait être prêt à se livrer en toute transparence, et ce n’était pas forcément le moment opportun dans la vie de tous. Nous avons tout de même beaucoup remué notre passé pour que Résiliences puisse voir le jour, et cela ne s’est pas fait sans difficulté.

La démarche a donc été séparée en plusieurs étapes :

  • Rencontre et enregistrement des participants,

  • Rédaction sous forme biographique des témoignages recueillis,

  • Photographies des participants,

  • Analyse, recherches et documentation au sujet de l’adoption,

  • Rédaction de mon avis personnel et explication du Projet en détail

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Nous avons voulu nous servir de nos fragilités et de nos faiblesses pour les transformer en une force et en faire quelque chose… une œuvre lumineuse et empreinte d’espoir. Quant au nom à donner à ce Projet… J’ai hésité entre Renaissances et Résiliences, mais la définition de résilience a très vite fait écho en moi.

Les rencontres

 

Afin de se préparer au mieux à notre première rencontre, les intervenants ont tous reçu une description complète du Projet et sa planification. Les entretiens ont donc été préparés longtemps avant nos premières rencontres, par l’envoi préalable d’une liste de questions. Si certaines d’elles s’avéraient trop personnelles, ou s’ils ne désiraient pas aborder certains sujets, ils n’avaient aucune obligation d’y répondre. Les témoignages et les photos pouvaient être réalisés sous le couvert de l’anonymat, cependant, aucun des participants ne l’a souhaité. Certains s’étaient donc préparés à notre première rencontre, d’autres n’ont pas jugé nécessaire de le faire.

Ces premiers échanges ont duré en moyenne trois à quatre heures et ont été enregistrés avec l’accord des personnes concernées. Lors de ces premières rencontres, je n’abordais pas mon parcours de vie avec eux, le but étant de découvrir leurs histoires et non pas d’aborder ma propre expérience. Ces enregistrements ont ensuite été retranscrits sous forme biographique, ce fut le début d’un long travail de rédaction. En effet, transcrire des entretiens oraux sous forme écrite ne fut pas un exercice facile pour moi, d’autant plus que c’était ma première expérience dans cette pratique. Une fois les biographies terminées, les participants ont eu l’occasion de relire et de corriger leurs textes, d’en supprimer certains passages et ainsi de les valider. Cette étape fut compliquée, mais intéressante… pour les raisons qui seront mentionnées plus loin.

Ce sont donc bien leurs mots, leurs expressions, leurs ressentis que vous lirez dans leurs biographies… cela sans fioriture, sans acrobatie grammaticale et sans filtre. Je désirais conserver des histoires authentiques et non travaillées de manière trop « littéraire », ceci pour deux raisons : premièrement, je ne suis pas écrivaine et deuxièmement ce sont les mots des participants et leurs ressentis. Il aurait été bien présomptueux d’affirmer que je pouvais retranscrire leurs vies, mieux qu’ils ne les avaient eux-mêmes racontées.

Nous mettre à nu

 

En développant ce Projet, je me suis rendu compte de la difficulté d’aborder l’adoption et quelles en étaient les raisons profondes ; c’est probablement parce que nous ne comprenons pas nous-même l’ambiguïté de nos ressentis vis-à-vis de cette étape de nos vies, que nous avons tant de peine à en parler.

Parmi les artistes rencontrés, certaines personnes ont finalement refusé d’être publiées après la relecture de leur biographie. Ce n’est pas le Projet en lui-même qui a été remis en cause lors de ces désistements. Ces personnes se sont rétractées pour diverses raisons ; peur de s’exposer, peur du jugement, peur de se confronter à la réalité, peur de blesser leurs familles… Tout cela en même temps ou pour d’autres raisons ? Peu importe, cela leur appartient, et je l’accepte avec bienveillance. Chacun n’est pas disposé à parler librement de son passé, et le fait de le rendre public provoque indéniablement certaines craintes. J’espère toutefois que le fait de m’avoir raconté leur parcours de vie, même s’ils ne seront pas publiés, aura été bénéfique dans leurs quêtes personnelles. Ce sont des personnes formidables qui ont eu le courage de se dire : « j’ai envie de témoigner, mais je ne suis pas prêt/e ».

Ce qui m’a fait réfléchir, c’est le profil des personnes qui se sont désistées. En effet, ce sont celles qui ont eu les parcours les plus compliqués et douloureux qui n’ont finalement plus voulu s’exposer. Certaines avaient un handicap physique en plus des traumatismes liés à l’abandon. D’autres ont été adoptées d’un autre pays européen, de sorte que leur entourage n’était pas forcément au courant de leur parcours, car ils n’avaient pas de différence ethnique avec leur famille. D’autres encore n’ont pas eu de soutien de leur famille adoptive. Lorsque certains ont lu leur histoire, après me l’avoir racontée de manière si intime, cela a provoqué en eux l’effet d’une bombe. Ces participants se sont sentis mal à l’aise en relisant leur récit alors que la finalité de Résiliences était au contraire de le mettre en lumière de manière positive, avec l’appui du travail photographique notamment. La lumière ne peut pas se dévoiler sans ombre, et l’ombre n’est pas un sujet que l’on aime exposer… Les paroles s’en vont… les écrits restent… Ils nous obligent à faire face à un miroir, dont nous ne sommes parfois pas prêts à accepter le reflet. Cela donne encore plus de pertinence à cet ouvrage et rend encore plus importants les témoignages qui ont été publiés. Bien que je comprenne ces désistements, je les regrette. Mais ils m’ont aussi rassurée d’une certaine manière dans ma démarche : les sujets de l’abandon et de l’adoption sont importants à aborder.

Je ne prétends pas apporter de réponses avec Résiliences… Je rends compte uniquement des faits et de ce que j’ai pu observer. Nous ne sommes pas tous égaux devant nos traumatismes et nous n’avons pas tous la même volonté de raconter notre histoire ni de la comprendre. Cela est plutôt encourageant vis-à-vis de ma démarche. En effet, si tout le monde était prêt à en parler avec la même détermination, celle-ci n’aurait aucun sens. J’avoue que même si j’y étais plus ou moins préparée, le fait de me confronter à toutes leurs histoires m’a aussi bouleversée, bien plus que je ne l’avais imaginé.

L'effet miroir

Une fois la partie biographique terminée, je me suis sentie vraiment fatiguée mais différente, pour plusieurs raisons. Principalement, j’avais sous-estimé la charge de travail à effectuer et la fatigue émotionnelle qu’allait provoquer sur moi l’effet miroir de ces témoignages. Je me suis sentie vide, complétée, identique, différente…

Je me réjouissais de terminer la partie rédactionnelle du Projet, car elle m’avait vraiment épuisée. Mais étrangement, j’ai ressenti un vide immense une fois qu’elle s’est terminée. Rencontrer et discuter avec toutes ces personnes de façon aussi intense et profonde sur leurs parcours de vie similaires au mien m’a effectivement marquée à jamais. Durant cette période, je me suis sentie en décalage complet avec les gens qui m’entouraient. À part avec mes filles, je me suis sentie éloignée et incomprise par tout le monde. D’une certaine manière, je pense que j’ai créé moi-même cet éloignement avec les autres pour me protéger, dans une période de ma vie où je me sentais très fragile. Et comme vous l’avez compris… nous montrer vulnérables, ce n’est pas ce que nous préférons faire.

Les participants font tous partie de mon histoire à présent. Par moment, j’ai eu l’impression de ne plus être qu’une seule personne, mais d’en être treize à la fois ! J’ai réussi, dans une certaine mesure, à me créer des racines, grâce à eux, tout simplement. Ils ont comblé une partie de mon histoire par procuration. Je me suis nourrie de leurs vies, de leurs émotions, de leurs ressentis et cela m’a permis de me stabiliser, de mieux comprendre qui j’étais… Ce qui est déroutant, c’est que j’avais l’impression de ne plus être la même personne et que j’allais devoir apprendre à me connaître. Une nouvelle « moi », plus authentique, avec quelque part… un vide en moins. Je ne vais pas m’en cacher, j’ai beaucoup souffert en remuant mon passé pour ce travail. Notamment dans les parties rédactionnelles.

Écrire pour ce Projet a donc été pour moi salvateur, mais m’a fait énormément souffrir ; émotionnellement et physiquement. Je ne pensais pas que la charge serait si lourde à porter. Je pensais pouvoir assumer et j’ai très vite remarqué qu’il fallait que j’arrête de foncer tête baissée et que je me laisse le temps de me reposer. Mon esprit voulait continuer à avancer, cependant mon corps m’a forcée à me calmer plus d’une fois. J’ai tendance à toujours vouloir foncer, prouver, assumer, sous-estimer tout ce que je fais, tout ce que j’entreprends… Avec ce travail, j’ai appris à accepter ma fragilité et à m’octroyer le droit de prendre des pauses. En avançant dans mes recherches et ma documentation, je me suis rendu compte de beaucoup de choses et cela m’a vraiment bousculée ; par rapport aux préjugés sur l’adoption, par rapport aux traumatismes liés à l’abandon, par rapport aux trafics d’enfants, par rapport aux adoptions internationales, par rapport à tout ce que peut ressentir un enfant adopté…

Me documenter, après avoir écrit mon autobiographie et après avoir écouté les participants, a été la meilleure façon de procéder. De cette manière, mes analyses sur le sujet n’ont pas interféré dans les témoignages et je n’ai pas « dirigé » les participants selon les connaissances que j’avais acquises à propos de ce sujet. Nous avons donc tous témoigné avec notre cœur, ceci sans être influencés par les découvertes neurologiques et psychologiques menées au sujet de l’abandon au cours de ces dernières années.

Six mois… C’est le temps qu’il m’a fallu pour terminer la transcription des témoignages des participants. Six mois de rencontres, d’échanges, de doutes, de volonté, de peurs, de questions, d’écoute, d’écriture, de relecture, de corrections, de compassion, de colère, de décisions, d’incompréhension, d’interrogation, d’introspection, de rétrospection, de douleurs, de bonheur… Six mois de remise en question, c’est long… mais à l’échelle de la vie de treize personnes adoptées… ce n’est pas grand-chose finalement… C’est alors que se sont posées les questions suivantes : qu’allais-je faire de tous ces témoignages ? Comment transcrire treize histoires de vie… sans synthétiser ni dénaturer ? Comment faire comprendre nos points de vue sans offenser, sans choquer… et surtout sans donner l’impression de nous lamenter… ?

Le chemin était encore long pour Résiliences… Cependant, je me réjouissais de pouvoir commencer le travail photographique afin de pouvoir poser des visages et des expressions sur les témoignages si poignants et percutants des participants.

Les photographies

Les images peuvent créer tellement d’émotions… Lorsque j’analyse mon ressenti en regardant les photos que l’on a faites de moi en Inde avant mon adoption, j’y vois une petite fille triste, une mélancolie profonde dans son regard et un air perdu. Je vois une petite fille qui attend je ne sais quoi… de l’amour ? De l’affection ? Une mère ? Il y a de la tristesse dans ce regard et j’avais envie d’y plonger pour comprendre ce qu’il reflète de mon âme. C’est ce regard que je voulais exprimer aussi dans ce livre ; cette petite fille qui ne comprend pas et cette femme adulte qui accepte. Il était donc primordial pour moi d’appuyer nos témoignages avec nos images.

Je tiens à préciser que cet ouvrage propose des portraits actuels des participants, qui ont été pris à quelques mois d’intervalle avec leurs témoignages. Ils représentent de façon brute et sans filtre, les personnes que nous sommes devenues maintenant. Plus simplement des êtres de lumière qui ont vécu l’obscurité la plus profonde au début de leur vie. Dans un premier temps, j’ai donc rencontré les participants pour parler de leurs chemins de vie. Cela a créé un lien entre nous, une confiance qui a été bien utile pour qu’ils se sentent à l’aise pour la partie photographique du Projet.

Lors de ces secondes rencontres, j’ai eu l’impression de retrouver des personnes que je connaissais depuis toujours. Nous avions eu, au préalable, des discussions tellement profondes que toutes les sessions photo se sont déroulées de manière très fluide et sans aucun malaise. Pour ce Projet, j’ai essayé de photographier les participants avec la même authenticité que l’avaient été leurs témoignages ; simple et spontanée. Chaque participant était totalement libre de choisir le lieu de ces séances photo, cependant je leur ai à tous imposé une image avec un miroir… car c’est bien l’effet miroir que ce Projet m’a fait vivre…

La pertinence des photographies en couleurs s’est beaucoup posée pour moi, afin de mettre en avant nos particularités ethniques. Cependant, j’ai estimé que nos faciès étaient suffisamment représentatifs de nos origines sans y ajouter de nuances colorées. Dans le souci de conserver également une ligne directrice et intemporelle, j’ai donc opté pour des portraits en noir et blanc. Les images en noir et blanc mettent l’accent sur nos visages, nos attitudes, nos gestes et nos réactions. Elles empêchent le spectateur d’être distrait par les couleurs, plus ou moins vives, des environnements diversifiés dans lesquels les participants ont choisi de poser.

Ils m’ont ainsi raconté l’histoire de l’endroit qu’ils ont choisi, et pourquoi celui-ci était important pour eux. Ils avaient aussi la possibilité d’amener des objets qui leur tenaient à cœur ou même des personnes… Cela m’a offert un vaste panel de lieux et d’ambiances, tantôt en intérieur, tantôt en extérieur. Nous nous sommes promenés ou nous avons tout simplement discuté lors de ces shootings. Je ne leur ai pas demandé de poser particulièrement, ils avaient juste à être eux… au naturel, dans leur fragilité et leur force, dans leur beauté et leur sincérité. Ce que j’ai voulu rendre comme images, ce sont des œuvres lumineuses, positives et représentatives de tous les participants, dans la pratique de leurs domaines artistiques ou non, selon leurs envies. Je crois que le noir et blanc nous représente finalement tous de manière très juste, avec notre part d’ombre et de lumière.

C’est une grande fierté pour moi d’avoir pu mettre en lumière toutes ces personnes qui ont une histoire similaire à la mienne. Je les remercie de s’être confiées avec tant de sincérité et d’avoir su développer quelque chose de beau de leurs traumatismes. Cela leur a permis de devenir les personnes qu’elles sont maintenant, des personnes belles, lumineuses et qui ont des choses à raconter. Je tiens à les remercier de s’être prêtés au jeu des miroirs avec moi.

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Le regard de la société

Certains pensent encore que nous devons considérer notre adoption comme une expérience merveilleuse pour laquelle nous devons être reconnaissants.

Le regard de la société

Cela n’a pas été le cas pour moi, mais certains parents adoptifs n’ont pas voulu aborder le sujet de l’adoption avec leurs enfants et cela a empêché beaucoup d’entre eux de se construire. Nous avons pu, nous aussi, être réticents à aborder notre passé. Nous pouvions penser que nos parents adoptifs allaient être bouleversés par rapport aux sentiments réels que notre abandon a provoqués et nous évitons donc d’en parler. Je voulais comprendre pourquoi.

À la suite des nombreux scandales par rapport aux adoptions internationales, dénoncés ces dernières années dans les médias, les personnes adoptées commencent timidement à exprimer leur ressenti vis-à-vis de leur parcours. Cependant, peu d’entre nous osent parler ouvertement des traumatismes que nous avons subis lors de cet acte que la société idéalise encore beaucoup. On semble toujours surpris lorsque je parle de mon passé. Certaines personnes sont sidérées lorsque j’associe les mots « traumatisme » et « adoption ». Je me sens souvent obligée d’ajouter à mon discours : « mais j’ai de la chance d’être ici ». La société nous a involontairement contraints à taire nos traumatismes et à ressentir de la gratitude envers notre situation. L’ignorance qu’elle entretient par rapport au traumatisme de l’abandon est parfois pénible à accepter, de sorte que nous préférons éviter le sujet. En parler avec des personnes qui ne l’ont pas vécu est compliqué, car la société a encore une vision très superficielle de l’adoption : on célèbre les parents adoptifs, mais on oublie les traumatismes qu’a vécus l’enfant adopté.

Un enfant qui ne peut plus rétablir un lien avec sa mère biologique vit une expérience terrifiante ! Même rompues par l’abandon, les traces de ce lien sont ineffaçables, elles sont gravées au plus profond de nous. Cette séparation a été suivie par l’expérience d’être placés en orphelinat, puis celle d’être envoyés dans un pays inconnu pour y être confiés à des étrangers par l’adoption. Nous avons dû ensuite nous adapter le plus vite et le mieux possible à cette famille d’étrangers afin d’éviter un second rejet… Pourtant, la société actuelle a encore de la peine à considérer l’adoption comme un traumatisme, et les personnes adoptées comme des victimes de ce dernier. Certains pensent encore que nous devons considérer notre adoption comme une expérience merveilleuse pour laquelle nous devons être reconnaissants. Il ne viendrait pas à l’idée de la société de blâmer les victimes de guerre ou de violence domestique au motif qu’elles ne sont pas reconnaissantes du traumatisme qu’elles ont subi. Pourtant, on demande à la personne adoptée, qui a été séparée de sa mère et confiée à des étrangers, de se montrer reconnaissante de ce qui lui est arrivé. Au lieu de reconnaître notre statut de victimes, on nous a fait comprendre que c’était « une chance » d’avoir été adopté.

Nous pouvons certes être reconnaissants à nos parents adoptifs de beaucoup de choses qu’ils ont faites pour nous, mais certainement pas d’avoir été adoptés.

Des blessures incomprises

 

Nous avons, pour certains, des traumatismes liés à la disparition de notre mère qui sont si profondément ancrés en nous, que personne ne peut les comprendre ni les apaiser. Cette douleur est parfois si forte qu’elle a poussé certains d’entre nous à trouver des solutions pour l’anesthésier, comme les drogues ou l’alcool. Parfois nous ne trouvons pas d’autres solutions que le suicide. Pour certains d’entre nous, c’est un moyen de faire mourir nos corps, car c’est ce qui est déjà arrivé à nos âmes…

Je n’ai pas eu d’explosion de colère ou de rage durant mon enfance mais une sensation de tristesse qui recouvrait d’un voile tout ce que je vivais. Cette humeur me rendait détachée envers tous les événements qui se produisaient dans ma vie. Je me mettais ainsi souvent en retrait, je ne me sentais pas à ma place et je ressentais même une sensation de mal être lorsque j’éprouvais de la joie ou du bonheur. J’ai bien sûr eu des moments heureux, pourtant la tristesse était toujours présente en filigrane, même lorsque je m’amusais bien. Je me suis senti l’impression de flotter et de vivre ma vie de l’extérieur à de nombreuses reprises. D’être spectatrice de ma propre vie et non actrice.

On ne m’a pas donné l’occasion de faire le deuil de ma mère biologique, je pense que c’est une des raisons qui ont causé en moi ce vague à l’âme permanent. Étant bébé, j’ai considéré cette séparation comme un décès, non seulement de ma mère qui a disparu soudainement, mais également d’une partie de moi-même. Une partie, qui faisait que je me sentais entière, m’a brusquement été enlevée. Un sentiment de désespoir, de peur et d’incompréhension est alors resté gravé en moi. Mon abandon a signifié l’anéantissement, la mort et la destruction de mon « ego ». Je pense que les personnes adoptées peuvent comprendre cela mieux que quiconque. Ma peur liée au traumatisme de l’abandon a été gravée en moi si profondément, que j’avais l’impression que j’allais mourir si je parvenais à me libérer de celle-ci… elle faisait partie de moi !

Sans en connaître les raisons, j’ai souvent déclaré : « si je me débarrasse de mes peurs, je ne saurai plus qui je suis, je n’arriverai plus à avancer dans ma vie ». Je pensais que d’être en souffrance me permettait de survivre tout simplement. J’ai donc appris à vivre avec cette douleur, elle me définissait et me faisait me sentir vivante. Elle faisait quelque part ma force… j’ai pourtant dû trouver un moyen de la comprendre et de l’apaiser. Je dois maintenant accepter que je n’ai pas besoin de ressentir de la douleur pour « vivre ».

Personne n’avait prévenu nos parents adoptifs qu’ils allaient accueillir chez eux des enfants qui souffraient d’une perte dévastatrice. Étant enfant, notre processus de deuil est passé par des angoisses, des pleurs, des comportements colériques… mais aussi par le désespoir, la mise en retrait, la dépression et le détachement affectif. C’est pourquoi il était très important que nos parents soient conscients de la perte que nous avions subie. Pourtant, cette étape de deuil indissociable de notre adoption a souvent été mal comprise et ressentie par nos parents adoptifs comme un rejet de leur amour.

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Les mythes qui me dérangent

Il est compliqué de changer le regard de la société sur l’adoption, il faut cesser de considérer que c’est un acte merveilleux et altruiste.

 

Les mythes qui me dérangent

Toutes les études scientifiques, que ce soit en neurologie ou en psychologies, menées ces dernières années sur les traumatismes appuient pourtant ce fait : lorsqu’un traumatisme entre dans notre cerveau, il peut être atténué. Cependant il n’en ressort jamais, notamment s’il a été vécu durant la petite enfance.

En me documentant à ce propos, je me suis rendu compte que les problèmes psychologiques inhérents à notre abandon étaient complètement banalisés à l’époque et même inconnus par certains médecins et thérapeutes. Certains d’entre eux affirmaient même que nos « problèmes » ne pouvaient pas provenir de notre adoption. Ils recommandaient souvent à nos parents de ne pas faire de distinction entre l’éducation d’un enfant adopté et celle d’un enfant biologique. Et pourtant…

Je pense qu’il est difficile de faire parler les enfants, devenus adultes, de ce qu’ils ressentent vraiment à propos de l’adoption. Nous n’avons pas de mots pour décrire nos traumatismes et on ne nous a jamais expliqué que notre abandon avait forcément eu un impact sur nos réactions d’enfants, d’adolescents, d’adultes et même de parents. Chaque fois que l’on aborde notre adoption, nous réveillons aussi en nous le sentiment qu’avant d’être désirés par nos parents adoptifs, nous étions indésirables pour quelqu’un d’autre… C’est douloureux à admettre et ça nous empêche aussi d’en parler…

Il est compliqué de changer le regard de la société sur l’adoption, il faut cesser de considérer que c’est un acte merveilleux et altruiste. Cette expérience a été terrible et traumatisante pour nous. L’adoption est un traumatisme, et ce dernier doit être reconnu comme tel. Cela m’attriste de me rendre compte que la société actuelle entretient énormément de mythes au sujet de l’adoption.

 

« Un abandon par amour »

On m’a répété de façon régulière : « on t’a abandonnée par amour ». C’est ainsi qu’on m’a dit d’appréhender les choses pour mieux les accepter, c’est ce que tous les enfants adoptés ont certainement entendu par ailleurs… C’est sur cette idée que je me suis construite toute ma vie. Non pas parce que c’était mon point de vue, mais c’était celui de la société à l’égard de mon parcours. L’illusion d’un abandon par amour, sous-entendu pour me donner une chance d’être « plus heureuse », m’a donc toujours été inculquée. Cela m’a conditionnée à considérer l’abandon comme un acte d’amour, et non comme un acte de rejet. Mais à la base, c’en est un tout de même !

Je pense que le message « on t’a abandonné par amour » est la pire chose qu’un enfant puisse entendre. Cela m’a obligée à considérer l’amour et l’abandon comme inéluctablement liés. L’amour rimait pour moi avec une souffrance que je ne voulais plus revivre et qui me rendait incapable de choisir ou de conserver des relations saines et durables. Envers mes relations j’ai alors toujours réagi de cette manière : « si j’aime trop cette personne, elle me quittera… ». J’ai ainsi entretenu toute ma vie de la méfiance quant à la permanence d’une relation qui impliquait de l’amour.

Par cette croyance, j’ai également souffert d’un manque d’estime de moi et d’un manque de repères. D’un côté je me disais : « si ma première mère ne pouvait pas suffisamment m’aimer pour me garder, qui d’autre le pourra ? » Et d’un autre côté je me disais : « ma mère biologique m’a tellement aimée, qu’elle m’a abandonnée » … Comment me construire au milieu de toutes ces croyances contradictoires…

« Sauver un enfant de la misère »

« Nous voulions sauver un enfant de la misère ». Il me semble ne jamais avoir entendu cette phrase dans mon cercle familial. Cependant, je l’ai tellement entendue de la bouche d’autres personnes... La « misère », telle qu’elle pouvait apparaître au regard de certains parents adoptifs n’aurait pas dû avoir sa place dans les motivations à l’adoption. Cette « misère », elle était notre quotidien, nos racines, nos origines… c’était notre monde à nous. Ces parents, qui se sont considérés comme des « sauveurs d’enfants », se rendaient-ils compte à quel point ils ont exercé une pression supplémentaire sur nous ? Celle de leur être éternellement redevables de nous avoir « sauvés ? » Adopter un enfant sous prétexte de vouloir le sauver de la misère est une erreur qui a eu de lourdes conséquences dans certaines familles.

La société doit cesser de considérer les parents adoptifs comme des « sauveurs ». En psychologie, le « syndrome du sauveur » peut être défini ainsi : « besoin impulsif de venir en aide à toute personne qui nous semble en situation de détresse ». Je ne dis pas que c’est mal d’avoir voulu sauver un enfant… mais c’est devenu problématique lorsque les parents « sauveurs » n’avaient pas les ressources psychologiques nécessaires pour réellement adopter un enfant. Ceux qui disent avoir « sauvé » un enfant avaient certainement de leurs côtés des problèmes à régler ; un manque de reconnaissance durant leur enfance ? Un traumatisme à l’annonce de leur infertilité ? Un deuil à faire par rapport à leur envie de fonder une famille biologique ? Ils étaient alors confrontés à deux choix : soit guérir de ce qui avait besoin d’être sauvé en eux, soit aller secourir quelqu’un d’autre…

Je pense que certains parents adoptifs ont oublié que nous allions grandir… et qu’ils devraient s’occuper de nous au moins jusqu’à notre majorité. « Sauver un enfant » se fait de façon ponctuelle, mais adopter un enfant est une démarche à long terme. Nous avions besoin, plus que les autres enfants, d’attention et de sécurité affective, à cause de notre passé, et cela ne s’arrêterait pas à notre enfance ! À l’adolescence, les parents devaient être encore plus présents, à l’écoute et surtout accepter nos interrogations sur nos origines et tout ce que cela impliquait.

Pour certains parents, le projet de fonder une famille a été compromis par l’impossibilité d’avoir des enfants biologiques. Mais ce n’était pas toujours le cas… Certains parents ont ressenti l’envie d’agrandir une famille existante par l’adoption de nouveaux enfants. Cet acte, accompagné de la dimension humanitaire de la procédure, a pu procurer à certains parents un sentiment d’être des héros car ils avaient sauvé « un enfant de la misère ». Sachant que la société est réceptive à cette notion de sauvetage, on peut légitimement se demander si la principale motivation est le fait d’adopter un enfant ou… la reconnaissance d’autrui. On n’adopte pas un enfant pour se sentir valorisé aux yeux de la société... C’est pourtant le sentiment que me renvoient les adoptions internationales effectuées par certaines célébrités, qui exposent leurs enfants adoptés comme des « trophées ».

« Les bébés n’ont aucun souvenir »

Lorsqu’on me demande à quel âge je suis arrivée en Suisse et que je réponds : à vingt mois. Les gens ont l’air soulagés et me disent : « Tu n’as pas de souvenirs alors ! ». A ce moment, j’ai souvent envie de rétorquer : « mes souvenirs d’enfant sont d’ici, oui… mais mes traumatismes, eux, sont indiens ! »

J’ai vécu neuf mois dans le ventre de ma mère avant ma naissance. Je ne formais qu’un seul être avec elle. Je n’ai pas de « souvenir » d’elle, mais j’étais une « partie » d’elle. Mes souvenirs préverbaux ne sont pas faciles à décrire parce qu’ils sont apparus avant que je ne puisse parler. Lorsque j’entends dire : « tu étais bébé, tu n’as aucun souvenir ». Il est compliqué d’argumenter contre ce genre d’affirmation, car cela touche un aspect précoce de ma vie. Des souvenirs, j’en ai… mais que je n’arrive simplement pas à exprimer.

La société admet maintenant qu’un bébé puisse ressentir les émotions, comme l’anxiété ou le bien-être de sa mère biologique, alors qu’il n’est pas encore sorti du ventre de celle-ci. Pourquoi en aurait-il été autrement avec un bébé qui allait être adopté ? Nous aussi, nous avions un attachement intra-utérin à notre mère biologique. Il est encore difficile de faire comprendre que nous avons souffert et gardé des séquelles de notre séparation d’avec notre mère biologique. Pourtant la perte de celle-ci est une des expériences les plus douloureuses qu’un être humain peut vivre.

Même si nous n’arrivons pas à mettre des mots sur cette expérience, nous l’avons bien vécue. Il est donc insensé de dire à une personne adoptée qu’elle n’a aucun souvenir de cet épisode de sa vie, car nous en avons… Ils ont malheureusement pris l’apparence de traumatismes.

« L’amour suffira »

Je suis persuadée que nos mères étaient totalement prêtes à aimer un bébé, qu’elles lui aient donné la vie ou non. Pourtant certaines d’entre elles ont ressenti que nous ne les avions jamais acceptées… Notre relation à notre mère adoptive est des plus troublante, mais pour quelles raisons ?

Étant bébés, nous ne pouvions pas dire : « tu es une gentille dame, mais ma mère biologique me manque ». C’est pourtant certainement ce que nous ressentions envers notre mère adoptive, aussi aimante fût-t-elle. Elle n’était pas la mère avec laquelle nous avions un lien génétique ni celle qui était en résonance avec nous. Peu importe le lien affectif que nous entretenions avec notre mère biologique, ce lien existait. Même les plus mauvaises mères du monde créent un lien avec leur enfant en les portant dans leur ventre.

Nous reconnaissions notre mère de naissance au travers d’indices sensoriels comme l’odeur, le goût, le toucher. Nous étions donc bien conscients que la personne qui nous amenait chez elle n’était pas notre vraie mère… Elle n’avait pas les battements de son cœur, le son de sa voix ou l’odeur de sa peau. Nous avons alors pu la considérer comme un « imposteur » qui désirait remplacer notre mère avec qui nous avions passé les neuf premiers mois de notre vie. Puis, nous avons grandi, et c’est la vue qui est devenue importante pour notre attachement. Le manque de repères génétiques dans les traits du visage, les gestes, le langage du corps ont rendu les choses encore plus difficiles pour nous.

Personne n’avait prévenu notre mère adoptive qu’elle ne pourrait jamais recréer le même lien qu’une mère biologique peut avoir avec son enfant. Elle pensait que son amour suffirait… mais l’attachement est en partie biologique et en partie physique. L’amour peut aider à former de nouveaux liens… Cependant, rien ne peut être forcé. Ainsi, comme nous le disons souvent : l’amour ne suffit pas… peu importe la quantité d’amour qu’un couple avait à nous donner.

Nous parlons très rarement de nos pères biologiques. Le lien avec notre mère de naissance était un lien tellement intense qu’on ne le retrouve pas dans nos émotions lorsque nous pensons à notre père biologique. Ce dernier a juste « aimé » notre mère… Notre père adoptif n’est pas comparé inconsciemment au père de naissance, de la même façon que la mère adoptive est comparée à celle de naissance. Nous nous sentions donc plus en sécurité avec lui car nous ne le voyions pas comme une personne « dangereuse », capable de nous abandonner à nouveau. Même s’il ne nous était pas familier, nous n’avions pas peur de lui comme nous pouvions craindre notre mère adoptive. Notre père adoptif a donc souvent eu la possibilité d’avoir une relation plus proche et plus sereine avec nous.

Nous sentir moins seuls

Ma propre adoption et mon domaine artistique leur ont donné l’impression qu’ils trouveraient aussi un intérêt dans mes propres interrogations.

Image : Julien Grosjean

Nous sentir moins seuls

Lorsque j’ai commencé à me documenter sur l’adoption, j’ai remarqué que la parole était souvent donnée aux parents adoptifs. De nombreux documentaires et livres proposent leurs points de vue et exposent leurs difficultés face à l’adoption. Les enfants adoptés, eux, n’avaient pas le droit à la parole.

 

Les enfants adoptés dans les années 1970-2000 sont maintenant devenus adultes et ont suffisamment de recul pour s’exprimer à ce sujet. Au fond de moi, j’avais le sentiment que beaucoup d’entre nous n’avions probablement pas si bien vécu l’adoption… Étrangement, ces personnes-là ne s’exprimaient quasiment jamais publiquement… Pourquoi ?

 

Tous les participants qui ont témoigné pour Résiliences ont été adoptés dans les années 1980-1990. En plus d’une adoption que l’on peut qualifier de « réussie », chacun présente un parcours de vie différent et pratique un domaine artistique. Ils proviennent de différents pays, principalement d’Asie et d’Amérique du Sud. Ils ont tous accepté spontanément de témoigner pour Résiliences à la suite d’un appel que j’ai lancé sur les réseaux sociaux. Ma publication était la suivante : Pour un travail photographique, je suis à la recherche de personnes adoptées qui pratiquent un domaine artistique.

 

Je pensais que ce serait compliqué de trouver des volontaires… finalement, je me suis un peu laissé submerger par le nombre de personnes intéressées à témoigner pour ce Projet. Je me suis aussi rendu compte que l’adoption est souvent un sujet tabou, même entre personnes adoptées. J’ai pourtant constaté que mon Projet séduisait et intéressait. D’autres personnes adoptées avaient envie de le découvrir et d’en discuter avec moi. J’ai dû créer rapidement une structure à mon travail, car j’avais un peu lancé l’idée sans trop réfléchir à ce que j’allais en faire ensuite. Il fallait aussi trouver un but… un livre ou une exposition de photos peut-être… Je ne savais pas encore trop où j’allais avec ces témoignages, mais j’avais envie d’en faire quelque chose de beau. Ce sont finalement douze personnes qui ont souhaité témoigner. J’étais donc confiante dans la pertinence d’aborder le sujet de l’adoption.

 

J’imagine qu’ils m’ont confié leur histoire parce que je ne les regardais pas de loin. Ma propre adoption et mon domaine artistique leur ont donné l’impression qu’ils trouveraient aussi un intérêt dans mes propres interrogations. Cela nous a permis d’engager des discussions privilégiées en partageant des expériences de vie similaires. Ils ont fait part d’un sentiment de gratitude de pouvoir s’exprimer sur des sujets sur lesquels ils étaient peu habitués à être questionnés et cela a créé un lien invisible entre nous. Ce lien a été amplifié par l’effet miroir de nos expériences et de nos parcours. Mon histoire n’est pas la leur, mais leurs traumatismes sont les miens. Je me sens moins seule à présent.

 

Les participants ont donc eu la possibilité d’expliquer, avec leurs mots, leur sensibilité et leur regard d’adultes les traumatismes qu’ils ont vécus et leurs chemins de vie. Ils expliquent aussi ce qu’ils ont mis en œuvre pour utiliser leurs expériences dans leur domaine artistique.

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